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Bonjour à tous,
L’année qui se termine a, à plusieurs reprises, interrogé notre définition de la démocratie.
Je consacre donc ce numéro, ainsi que les deux suivants, à la notion de démocratie, en m’appuyant sur l’histoire, bien sûr, mais aussi sur la philosophie politique, avec un invité passionnant pour la prochaine émission de Morale de l’Histoire.
Aujourd’hui, je vous propose de revenir à l’origine même du concept grâce à Jacqueline de Romilly, grande spécialiste de la Grèce antique et notamment de Thucydide.
On retrouve dans sa bibliographie un petit livre passionnant : Pourquoi la Grèce ? C’est la source unique de cette édition.
Bonne lecture !
Alexandre
P.-S. : Merci à Florence, Jean-Paul, Aline, Laurent et à la trentaine de nouveaux abonnés qui ont rejoint la newsletter depuis la dernière édition. Si cette publication vous plaît, n’hésitez pas à la partager autour de vous : c’est le meilleur moyen de la faire découvrir.🙏
P.-S. bis : C’est déjà le 70e numéro de Morale de l’Histoire, c’est fou !
On aimerait que l’Histoire respecte des théorèmes, comme un mathématicien qui jongle avec l’univers. Par exemple celui-ci : la démocratie succède systématiquement à la tyrannie. Après la pluie, le beau temps. Après la chaîne, l’envol. La vérité, c’est que l’Histoire se rit des certitudes. Heureusement, pas toujours. Pas à Athènes.
Les Grecs mettent fin à la tyrannie des Pisistratides en 510 avant J.-C. À partir de 508, Clisthène engage des réformes démocratiques qui vont habiller le régime politique d’Athènes d’un manteau blanc et éclatant comme les marbres du Parthénon. Pour un sacré bout de temps.
Très bien, mais, pour paraphraser Jacqueline de Romilly : pourquoi Athènes ?
La liberté
Jacqueline de Romilly voit les prémices de la démocratie très tôt dans l’histoire d’Athènes. Ainsi, “le goût des idées et du débat” fait son apparition “dès l’Iliade, dans le domaine de la politique”.
C’est en se battant contre les Perses que les Athéniens prennent conscience de leur singularité.
Ils ont un maître, la loi, qu’ils redoutent bien plus que tes sujets ne te craignent.
— Xerxès s’adressant à un ancien roi spartiate, raconté par Hérodote
Aux Perses, l’obéissance absolue à un homme et à des dieux façonnés par des religieux. Aux Grecs, l’amour de la liberté. La différence est abyssale.
Avec son polythéisme, la Grèce ne pouvait pas trembler devant la volonté divine : cette volonté était partagée, équilibrée, contrariée. N’ayant pas de prêtres (sauf pour quelques cultes déterminés), elle ne pouvait pas non plus trembler devant eux.
Ni esclave, ni sujet de personne. L’homme moderne aurait dit : “Ni Dieu ni maître.” Et, en écho discret à Hannah Arendt, Jacqueline de Romilly évoque une “obéissance consentie à une règle”, rendant les hommes “maîtres de leurs choix” et donc “responsables”.
C’est un tournant majeur.
Les assemblées
Nous l’avons dit, les réformes démocratiques sont une réaction à la tyrannie des Pisistratides. Mais, pour reprendre les mots de Washington, la liberté est une plante qui croît vite une fois qu’elle a pris racine.
Après la fin de la tyrannie, des figures émergent pour façonner cette démocratie. Périclès, homme d’un siècle qu’on baptisera de son nom, retire patiemment des prérogatives à l’Aréopage, cette assemblée d’aristocrates à l’ombre des idéaux démocratiques.
Paré d’une maîtrise éclatante de la rhétorique, il ancre son pouvoir dans les assemblées populaires. L’Ecclésia, où tout citoyen peut parler, devient le cœur battant de la cité. La Boulè, conseil de 500 citoyens, prépare les lois. L’Héliée, tribunal populaire, rassemble plus de 6 000 citoyens tirés au sort pour juger les affaires. Et les stratèges ? Dix élus chaque année, dont Périclès lui-même, reconduit 15 fois par l’assemblée.
Il prend la décision de reverser une somme aux citoyens (le misthos) impliqués dans les assemblées qui la font vivre. Ainsi, les plus pauvres peuvent aussi participer à la vie démocratique.
Et chacun peut prendre la parole.
La parole
Car la parole est libre. Et c’est bien dans cette liberté et la délibération collective qu’il faut chercher l’âme de cette civilisation qui, bien vite, dépasse les frontières de la Grèce.
Le principe de l’Assemblée était que chacun pût parler. Il va de soi que, dans la pratique, seul un petit nombre osait se lancer ; mais ce qui comptait, c’était l’idée que ce fut, en théorie au moins, ouvert à tous, que ce fût libre. Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter.
Euripide, dans Les Suppliantes, s’en émerveille :
“Chacun peut briller, ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité ?”
Pour les Athéniens, la parole éclaire l’action et en est donc le préalable.
À Athènes, amie des discours, la parole coule spontanément ; c’est une rigole qui arrose tous les vaisseaux capillaires de la ville.
La tolérance
Mais aucune délibération ne peut fleurir sans l’engrais de la tolérance. Et Athènes en fait une vertu. Lisons Thucydide :
Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d’ordre politique (koinon), mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au-dehors comme blessantes.
Malgré cette tolérance qui régit nos rapports privés, dans le domaine public (dèmosia), la crainte nous retient avant tout de rien faire d’illégal, car nous prêtons attention aux magistrats qui se succèdent et aux lois — surtout à celles qui fournissent un appui aux victimes de l’injustice, ou qui, sans être lois écrites, comportent pour sanction une honte indiscutée.
Conclusion
Oui, les citoyens étaient finalement peu nombreux en regard de la population. Oui, il est impossible de prouver qu’Athènes a été la première démocratie.
Mais au fond, il est incontestable qu’elle en a modelé l’idée, la première “à prendre conscience de ses principes, à la nommer, à en analyser le fonctionnement et les formes.”
Bien que la démocratie athénienne ait pris fin au IVᵉ siècle avant J.-C., son idéal continue d’inspirer à travers les âges.
Source :
Pourquoi la Grèce ? Jacqueline de Romilly
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Alexandre
Bonjour et de nouveau merci pour cette lettre très intéressante ! Étant passionnée par les civilisations antiques, ce fut une joie de me rafraîchir la mémoire sur la démocratie athénienne. Hâte de lire les prochains numéros consacrés à la démocratie en général.
Bonne continuation !
Angélique