Mes chers amis,
C’est un auteur démodé aux yeux de beaucoup. Il suffit pourtant de lire Les dieux ont soif pour immédiatement réviser son jugement si besoin.
Dans ce roman, Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921, revient sur la période de la Terreur (1793-1794) en racontant l’histoire d’Evariste Gamelin, artiste sans succès devenu un féroce juré du Tribunal révolutionnaire.
Que nous dit ce roman de cette époque? Et de toutes les époques ?
Bonne lecture,
Alexandre

Robespierre est là, debout, livide, déjà rattrapé par le pressentiment du sort qui l’attend. À l’arrière, Saint-Just, silhouette raide, et Couthon, immobile dans son fauteuil roulant, lui tiennent compagnie comme des ombres.
La scène est tirée du film La Fin de Robespierre, réalisé par Albert Capellani en 1912, l’année même où Anatole France publiait Les dieux ont soif. Deux œuvres différentes, mais habitées par la même époque : celle de la Terreur.
S’il est un roman qui permet de respirer l’Histoire à hauteur d’homme, c’est bien celui-là. À travers ses pages, la nature humaine se dévoile, tout en clairs-obscurs, là où l’ombre et la lumière ne peuvent plus être séparées.
Et où l’idéalisme, poussé jusqu’à l’ivresse, finit inévitablement par ouvrir la voie aux purges sanglantes.
La chronologie d’une tyrannie
Les Dieux ont soif se déroule pendant la Terreur, cette période trouble qui commence (plus ou moins, selon les historiens) avec l’ascension de Robespierre à la tête du Comité de Salut Public (le gouvernement), le 27 juillet 1793, et qui s’achève avec sa chute, un an plus tard, le 28 juillet 1794.
Soutenu par les Montagnards, l’aile la plus radicale des révolutionnaires, mais aussi poussé par les attaques des puissances européennes après l’exécution de Louis XVI, Robespierre fait peu à peu disparaître les voix modérées ou dissidentes. Les Girondins, accusés de fédéralisme et de menacer l’unité de la République, sont balayés et envoyés à la Guillotine. Quelques mois plus tard, ce sera le tour des Indulgents de Danton.
Les lois tombent comme autant de couperets. En septembre 1793, celle des suspects permet de traîner devant le tribunal révolutionnaire n’importe quel citoyen dénoncé, sans preuve véritable. L’Église est dépouillée de ses biens, les hommes du clergé pourchassés. Et, sommet d’effroi, la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794) supprime le droit à un défenseur : face au Tribunal révolutionnaire, il n’y a plus que deux issues possibles ; l’acquittement ou la mort. Dans une majorité de cas, ça sera la mort.
C’est dans ce système implacable, responsable de plus de quarante mille exécutions, que s’engage avec ferveur le héros tragique du roman d’Anatole France.
L’ivresse de la pureté
Évariste Gamelin, peintre sans succès, se prend d’une passion féroce pour la Révolution. Son fanatisme trouve bientôt sa récompense : il est nommé juré au Tribunal révolutionnaire, où son esprit féroce et sans éclat sert docilement la soif de sang des sans-culottes et du nouveau pouvoir, nourrissant sans faiblir l’oiseau de malheur qu’est la Guillotine.
Un peu d’auto-promo avant la suite de l’épisode !
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Comme beaucoup de Montagnards, Évariste est présenté comme un fervent disciple de Rousseau l’évoquant tout au long du roman. Cela transparait même dans ses opinions artistiques :
Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude : le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne pure ; nulle part la nature ni la vérité.1
On ne saurait mieux cerner Évariste qu’en s’attardant sur ce passage décrivant les jurés du Tribunal révolutionnaire auquel il appartient.
Évariste, c’est un “bon”, un “pur”, évidemment, de ceux dont la vertu proclamée sert souvent de marchepied à la cruauté :
On vit d’un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu’aucune passion n’animait, et de l’autre côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu accessibles à l’argumentation et jugeaient avec le coeur. Ceux-là condamnaient toujours. C’étaient les bons, les purs : ils ne songeaient qu’à sauver la République et ne s’embarrassaient point du reste.2
Il adule Marat puis Robespierre, ces orateurs dotés du don de simplifier les choses :
Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation. Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd.
Évariste entretient une relation amoureuse avec Élodie, fille d’un marchand d’art passé maître dans l’art de survivre aux bouleversements. Monarchie ou Comité de Salut Public, peu lui importe : il sait naviguer. Un pragmatique à la fois blasé et habile.
Gamelin, lui, marche droit. Trop droit. Incapable de la moindre nuance, il se persuade d’accomplir une œuvre salutaire en envoyant des milliers d’hommes et de femmes à la guillotine, car “la guillotine sauve la patrie !”3 répète-t-il avec la tranquille assurance de ceux qui ne doutent jamais.
Voici ce qu’il souffle à un enfant qu’il prend dans ses bras :
Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l’exécreras.[…]
J’ai embrassé cet enfant ; peut-être ferai-je guillotiner sa mère.4
Ce révolutionnaire “en un bloc”, pour détourner la formule de Clemenceau5, sacrifie au nom de la Révolution une grande partie de son entourage.
L’Homme nouveau contre l’Homme éternel
Son exact opposé est le citoyen Brotteaux, ancien fermier général, ruiné par la Révolution. Il vit désormais dans un grenier et survit en vendant des pantins. Sceptique, athée, épicurien, voltairien, rétif à toute idéologie, Brotteaux observe son époque avec une ironie tranquille.
Cela ne l’empêche pas d’accueillir, le temps d’une cavale, le père Longuemare, poursuivi pour la seule faute de ne pas posséder de certificat de civisme6 ce qui, aux yeux des autorités révolutionnaires, fait de lui un suspect et un ennemi de la Révolution.
À cette occasion, nous assistons à une confrontation douce, presque tendre, entre ces deux infortunés. Brotteaux refuse les remerciements du prêtre. C’est pour moi l’un des plus beaux passages du livre :
- Ce que je fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous : […]
Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là qu'il croit se secourir lui-même en le secourant.
Je le fais encore par désœuvrement : car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en distraire à tour prix et que la bienfaisance est un divertissement assez fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.
- Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette heure: mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en mérites naturels.
Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer.
- Et moi, monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me l'ordonne.7
Quand les révolutionnaires prétendent “régénérer l’homme”, Brotteaux, lui, rappelle qu’ “il faudrait gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait être.”8
Le Comité de Salut Public veut non seulement remplacer l’Homme éternel par l’Homme nouveau mais aussi tuer Dieu au profit d’une divinité nouvelle. Quand la Révolution juge au filtre de sa passion et transforme la raison en nouvelle religion, l’Être Suprême, Brotteaux, lucide, devine déjà les massacres à venir :
J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes.9
Il partage cette clairvoyance avec le père d’Elodie, Jean Blaise, le marchand d’art évoqué plus haut :
Vous êtes dans le rêve ; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans d'embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés d'un bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs ; d’emprisonnement, de guillotine, de rationnements, d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est long !
Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous ne réparez pas le même sort à vos nouveaux héros ?... On ne sait plus.10
Cette situation a bien été résumée par le girondin Vergniaud, exécuté le 31 octobre 1793 :
“La Révolution est comme Saturne. Elle dévore ses propres enfants.”11
Conclusion
Les dieux ont soif raconte l'histoire d'idées nobles dévoyées pour amener aux pires atrocités.
Anatole France nous raconte la tragédie d'une pensée trop simple, de passions trop vives rendant la raison muette, d'une volonté féroce d'imposer l'Homme nouveau à l'Homme éternel.
Il nous rappelle comme le dit Camus dans L’homme révolté que « la révolution consiste à aimer un homme qui n'existe pas encore. »
Au fond, Entre Gamelin et Brotteaux se dessine cette frontière qui sépare ceux qui veulent transformer l'humanité pour la rendre conforme à leur idéologie et ceux qui, dans leur scepticisme bienveillant, savent que sa grandeur réside dans sa fragilité et sa liberté.
3 coups de coeur d’autres créateurs
Choses lues ici ou là et qui m'ont bien plu !
Les dieux ont soif, §2, édition Le livre de poche, p42
Les dieux ont soif, §11, édition Le livre de poche, p145
Les dieux ont soif, §6, édition Le livre de poche, p79
Les dieux ont soif, §25, édition Le livre de poche, p246
La citation originale est celle-ci : « la Révolution française est un bloc dont on ne peut rien distraire »
Les dieux ont soif, §12, édition Le livre de poche, p153
Les dieux ont soif, §10, édition Le livre de poche, p128
Les dieux ont soif, §6, édition Le livre de poche, p86
Les dieux ont soif, §3, édition Le livre de poche, p56
La mythologie grecque nous explique que le dieu Saturne mangeait ses propres enfants afin qu’aucun ne lui succède.
Merci pour le lien vers ma conference sur « Camus et la Pologne ».
Je recommande aussi la lecture de « Les Dieux ont soif ». Il est étonnant que ce livre ne soit pas plus connu. Mais je constate qu’il a tout de même une belle longévité et qu’on en parle régulièrement : il est impossible à oublier une fois qu’on l’a lu. Et vous avez raison de mentionner « L Homme révolté » à son sujet. Un roman tres camusien, en somme, et d’une atroce modernité.