Chers amis,
Certains livres sont à l’origine de tant d’autres, comme un sol fertile sur lequel pousse une forêt. C’est le cas des deux tomes de De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville.
L’aristocrate normand, observateur impliqué d’une démocratie naissante, les États-Unis de 1831-1832, semble comprendre à la fois la grandeur et les mauvaises pentes du modèle démocratique moderne.
C’est pourquoi, après l’avoir déjà évoqué dans un numéro précédent, j’ai décidé de lui consacrer une édition entière en m’appuyant sur la lecture de De la démocratie en Amérique mais aussi sur le passionnant cycle de conférences 'Tocqueville et le problème démocratique'.
Bonne lecture,
Alexandre
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Né en 1805, Tocqueville est un aristocrate fruit de la noblesse d’épée par son père et de robe par sa mère. La guillotine n’a pas épargné sa famille. Son père n'échappe à l'exécution que par l'effet d'un hasard historique. La chute de Robespierre survient la veille du jour où il devait monter à l'échafaud. Ce sursis marquera la pensée de son fils.
Tocqueville connaît le spectacle de quatre régimes qui se succèdent dans une étrange répétition. D'abord l'Empire de Napoléon Ier, puis la Restauration monarchique sous Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, suivie de la Seconde République, et enfin le Second Empire de Napoléon III.
Une chorégraphie institutionnelle où chaque mouvement commence dans l'enthousiasme des possibles et s'achève dans cette familière et violente désillusion.
Dans ce paysage instable, Tocqueville s'exile aux États-Unis (1831-1832) sous prétexte d’ étudier le système pénitentiaire américain. C’est plus une fuite pour lui qu’une promotion. Son véritable objet d'étude se dévoile rapidement : observer, avec la distance nécessaire à toute lucidité, cette forme politique naissante qu'est la démocratie moderne, apparue de l'autre côté de l'océan.
Tocqueville examine cette réalité avec la rigueur de celui qui cherche à comprendre le présent sans illusions. Ses notes deviennent les deux tomes de De la démocratie en Amérique, œuvre dense où chaque phrase pèse le poids exact des mots qui la composent.
Que nous dit-il ?
Démocratie et terrain
Lors du cycle consacré à l'œuvre de Tocqueville1, le philosophe Emmanuel Jardin nous dit que l’aristocrate normand n'envisage pas la démocratie comme une abstraction, mais plutôt “comme une expérience sociale qui s'inscrit dans la chair même des individus qui la vivent”. C’est une mutation profonde qui s'inscrit dans le quotidien et la conscience de chacun.
Elle possède des caractéristiques descriptibles, des "caractères phénoménaux" qui la rendent tangible et observable dans ses effets concrets sur la société et les individus.
Il s'agit donc de comprendre la démocratie comme une "véritable révolution, mais pas révolution du régime politique, une révolution du régime d'humanité qui est le nôtre"2. En somme, la démocratie pour Tocqueville, “c’est du vécu !”, dans toute la complexité que cette expression contient.
Et c'est précisément cette analyse à multiples facettes, cette capacité à percevoir la démocratie comme un phénomène total qui touche à toutes les dimensions de l'existence humaine, qui confère à la pensée de Tocqueville cette richesse et cette pertinence qui continuent de nous interpeller, comme si le philosophe, à travers le temps, nous adressait encore des questions auxquelles nous n'avons pas fini de répondre.
Démocratie et égalité
Ce qui saisit d’emblée Tocqueville, c’est cette « égalité des conditions », qu’il évoque dès la première page de l’introduction :
Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que l'égalité des conditions.3
C’est là la racine de cette démocratie américaine, une idée qui s’épanouit jusque dans les premières lignes de la Déclaration d’indépendance :
Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Attention toutefois : cette égalité n’est pas économique. Mais elle s’oppose frontalement aux sociétés de castes encore florissantes en Europe, où la naissance décide de tout, ou l’individu de la naissance à la mort est ce que la société a décidé pour lui ce qu’il est et ce qu’il deviendra.
Comme le résume Emmanuel Jardin, “pour nous moderne, ça veut dire que de son premier cri, jusqu'à son dernier souffle, l'homme demeure la possibilité de lui-même”4. Il s'agit du "prima de la liberté individuelle sur un ordre préétabli."
En cela, nos sociétés sont individualistes car elles ne sont plus holistes; l'ordre social ne précède plus l'individu pour déterminer son destin, mais c'est l'individu, fort de son autonomie, qui façonne sa place dans le monde.
Ici, chacun peut passer en théorie du statut de serviteur à maître et inversement car “le maître voit dans son serviteur son égal en humanité et le serviteur voit dans son maître son égal en humanité”5. Même en présence d'inégalités visibles, la croyance sous-jacente en une valeur humaine égale persiste et cela change tout par rapport aux sociétés aristocratiques.
Démocratie et individualisme
Ces changements amènent naturellement à l’individualisme.
Loin d'être cette tare morale que l'on fustige aisément, l'individualisme, sous le regard lucide de Tocqueville, se présente avant tout comme un fait social à déchiffrer, une empreinte laissée par le passage de la démocratie et l'établissement de cette égalité des conditions qui remodèle silencieusement les consciences.
Tocqueville, comme Platon avant lui, entrevoit pourtant derrière l'individualisme la possibilité d'une mutation plus inquiétante : l'égoïsme destructeur. Mais il prend soin de distinguer ces deux notions trop souvent confondues. L’égoïsme, c’est "un amour passionné et exagéré de soi-même qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout."6. Il “déssèche le germe de toutes les vertus” et, contrairement à l'individualisme, “n’appartient guère plus à une forme de société qu’à une autre.”
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L'individualisme, lui, porte le sceau de son origine démocratique. C'est “un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.”7 Étrange paradoxe que ce repli tranquille, où l'homme croit gagner en liberté ce qu'il perd en solidarité.
Ainsi la démocratie développe l’individualisme et ce faisant, elle “fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains.”8
L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.
Voilà donc le défi qui nous est imposé par cette machine démocratique : comment reconnecter ces anneaux devenus indépendants sans trahir les principes mêmes de liberté et d'égalité qui ont présidé à leur émancipation ? Comment créer du lien dans un monde fondé sur l’indépendance ?
Face à cela, Tocqueville prône une sorte de démocratie participative (je reprends l’expression utilisée par Agnès Antoine, auteure de L’impensé de la Démocratie) où le citoyen peut “exercer” la démocratie au niveau local (commune, association) et constater la convergence entre ses intérêts privés et l’intérêt général :
On tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout l'Etat, parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'Etat peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d'œil qu'il se rencontre un rapport entre ces petites affaires publiques et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier à l'intérêt général.
C'est donc en chargeant les citoyens de l'administration des petites affaires, bien plus qu'en leur livrant le gouvernement des grandes, qu'on les intéresse au bien public et qu'on leur fait voir le besoin qu'ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire.9
Pour Tocqueville, “les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir.”
L'exercice local de la liberté devient ainsi cet apprentissage fondamental où l'homme démocratique, dans la résolution de problèmes concrets, découvre qu'il n'est pas cette île qu'il croyait être, mais toujours un archipel lié aux autres par mille courants invisibles.
Sans que chacun ne s’approprie la pratique démocratique, un autre danger refait surface : celui de faire primer la quête de confort matériel sur celle de la liberté, pourtant essentielle. À l’horizon se profile alors l’abandon de l’exigence démocratique par des citoyens choyés par un despotisme insidieux, sans violence apparente :
Il semble que si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.
[…]
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger.10
Conclusion
Le génie de Tocqueville est d’avoir élargi son analyse de la démocratie au-delà des seules institutions, en comprenant qu’elle repose sur un bouleversement plus intime des représentations du monde qui nous amène à l’individualisme.
Alors au fond, le plus beau legs de Tocqueville est sans doute d’avoir méticuleusement disséqué le “vécu démocratique”, afin de rendre visibles les fragilités de ses forces et ainsi de nous donner les moyens de prévenir plutôt que de guérir.
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Alexandre
De la démocratie en Amérique, Tome 1, Introduction
De la démocratie en Amérique, Tome 1, Introduction
De la démocratie en Amérique, Tome II, Partie II, Chapitre II
De la démocratie en Amérique, Tome II, Partie II, Chapitre II
De la démocratie en Amérique, Tome II, Partie II, Chapitre II
De la démocratie en Amérique, Tome II, Livre I, Chapitre IV
De la démocratie en Amérique, Tome II, Partie IV, Chapitre VI