Hannah Arendt : Vérité et Politique
"Un mensonge peut faire le tour de la terre, le temps que la vérité enfile ses chaussures."
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Aujourd’hui, je reviens sur ce petit livre si dense qu’est La crise de la culture d’Hannah Arendt. Nous revenons sur une thématique qui nous touche tous : la vérité et la politique.
Bonne lecture à tous,
Alexandre
P.-S. : Pas de newsletter la semaine prochaine. On se retrouve le 12 décembre.
Drôle de chose que la vérité.
C’est une matière explosive que l’on range quelque part et qui finit par exploser tôt ou tard alors qu’on l’avait oubliée. Ainsi, elle irrite, blesse, et quelques-fois ruine des carrières politiques :
Il n'a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, que je sache, n'a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. Les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d'homme d'État.
Pourquoi est-ce ainsi ? Est-ce une fatalité ? En quoi cela doit nous alerter ? Est-ce plus dangereux aujourd’hui qu’hier ?
C’est le sujet du chapitre “Vérité et politique” du livre La crise de la culture dans lequel Hannah Arendt déconstruit leur rapport conflictuel.
De la vérité à l’opinion
Il y a plusieurs types de vérités.
Il existe des vérités rationnelles issues des mathématiques et de la logique. Celles-ci n’ont pas vraiment d’ennemi. Trop Inattaquables. Même un roi ne peut décréter que deux et deux font cinq. On peut opposer à ces vérités l’ignorance ou l’erreur mais elles sont trop solides pour être tordues par le mensonge.
Ce n’est pas le cas des vérités “de fait”, celles de la description des événements. Elles sont fragiles, vulnérables, et elles dépendent de nous, pauvres humains, pour survivre. Le politique, nous le verrons, peut les tordre à son aise pour servir son récit. Pire, le diseur de vérité de fait, très contrariant pour le politique, prend le risque de la mise à l’écart et de la condamnation. Galilée l’a appris à ses dépens.
Même dans l’Allemagne hitlérienne la Russie stalinienne, il était plus dangereux de parler des camps de concentration et d’extermination dont l’existence n’était pas un secret que d’avoir et d’exprimer des vues “hérétiques” sur l’antisémitisme, le racisme et le communisme.
Certes, dans les pays libres, les diseurs de vérité peuvent s'exprimer plus librement. Cependant, les vérités qu'ils expriment sont menacées d'être peu à peu reprises et transformées en opinions, qui sont par nature discutables dont politiques, contrairement aux faits. Ainsi, l'histoire quitte le domaine factuel et en changeant de monde, la vérité de fait perd sur le chemin son intégrité.
C'est un défi crucial et une question primordiale, car c'est la réalité partagée qui est en jeu. En se basant sur des opinions, on peut nier des événements majeurs tels que les atrocités commises par les nazis. Les faits sont la base de l'opinion, à condition d'être respectés et non déformés :
Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d'écrire sa propre histoire, nous refusons d'admettre qu'elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n'admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même.
Les vérités de fait sont des pierres sur lesquelles on peut trébucher. Alors que les opinions sont comme de l’eau : elles coulent, elles s’adaptent, elles s’échappent.
De l’opinion au mensonge
Il y a dans la vérité un élément de coercition :
Euclide est un véritable despote et les vérités géométriques qu’il nous a transmises sont des lois véritablement despotiques.
Cette vérité têtue est détestée par le pouvoir politique. Car elle doit être “reconnue” sans aucune discussion. Or, la discussion est “l’essence même de la vie politique”.
Ces dernières amènent le politique à s’emparer de la représentation d’un groupe de personne avec leurs propres opinions. Le problème, c’est qu’elles sont diverses et forgées bien souvent à partir de l’intérêt partisan de chacun éloignant ainsi la vérité de fait de l’action politique. Pour un politique, il est donc plus facile et plus rentable de privilégier la prise en compte des opinions à la vérité de fait en mettant en avant sa fragilité :
“Il n’y a rien qui empêche une majorité de témoignage d’être une majorité de faux témoignage”.
Le politique sort alors de sa boîte à outils l’arme ultime : le mensonge.
Du mensonge à la corruption de l’Histoire
Le mensonge est une action délibérée de fausser la vérité de fait. Ce n’est pas une erreur ou le résultat de l’ignorance. Arendt prend l’exemple d’un politique déclarant que c’est “la Belgique qui a envahi l’Allemagne en 1914”. Bien sûr, la vérité de fait dit exactement le contraire. Ce mensonge est donc une tentative de changer l’histoire :
Il en va de même lorsqu'un menteur, ne disposant pas du pouvoir nécessaire pour imposer ses mensonges, ne s'appesantit pas sur le caractère évangélique de son affirmation, mais prétend qu'il s'agit de son « opinion » pour laquelle il invoque son droit constitutionnel. Cela est fréquemment pratiqué par des groupes subversifs et dans un public politiquement immature, la confusion qui en résulte peut être considérable.
Ce qui fait du menteur, voulant changer l’histoire, un homme d’action.
Le menteur est acteur par nature : il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont - c’est-à-dire qu’il veut changer le monde.
Au contraire, le diseur de vérité ne peut s’impliquer dans la vie politique et l’action car cela ferait tomber sur lui le soupçon de servir des intérêts partisans. Son image d’intégrité en pâtirait emportant avec elle les vérités qu’il porte.
Il doit rester aussi immobile et éloigné du champ politique que possible. Mais si tout le monde ment, le diseur de vérité peut-il par contraste briller par sa bonne foi et influencer le débat politique, ce qui est une forme d’action ? Sans doute, mais l’espace d’un moment seulement car le menteur aura toujours l’art de raconter une histoire plus séduisante que l’Histoire elle-même. En somme, on prend plus de mouches avec du miel qu'avec du vinaigre.
Venons-en à une dernière notion essentielle sur le mensonge : son évolution de nature et d'envergure. Le mensonge en politique a toujours existé. Autrefois réservé aux secrets d’États (c’est de la que vient le mot secrétaire) et au monde diplomatique, il a opéré une mue et s’est développé à grande vitesse avec l’apparition des médias de masse : images truquées, télévisions et radios aux mains du pouvoir (N.D.L.R : et aujourd’hui les réseaux sociaux) sont autant de caisses de résonance possible du mensonge.
Les régimes politiques totalitaires, comme l'ancienne Union soviétique, ont cherché à remplacer la vérité par des mensonges propagandistes. Ils ont même supprimé progressivement les anciens alliés devenus opposants, à l'exemple de Trotsky, effacé de toutes les photos avant d'être physiquement éliminé à Mexico en 1940.
Le mensonge '“traditionnel” consistait plutôt à cacher des choses. Le mensonge “moderne” lui vise plus à substituer le mensonge à la vérité des faits pour mieux réduire les oppositions et fabriquer une réalité alternative. C’est bien plus violent et dangereux.
Conclusion
Alors voilà, la vérité est-elle condamnée à disparaître du débat politique ? Ce n’est pas une fatalité.
La vérité de fait est certes fragile mais comme l’herbe sauvage finit toujours par repousser. Ainsi, aucune substitution ne dure dans le temps (N.D.L.R : les premières vérités de fait sur le régime stalinien ont émergé très rapidement après sa mort).
De plus, il existe, au contraire de toutes les lois de la politique, déjà des institutions protégées par le pouvoir mais non asservies par lui : les institutions judiciaires, l’enseignement et la recherche des universités ou encore le journalisme.
Des vérités très malvenues ont émergé des universités.
Mais cette protection théorique ne suffit pas à donner au diseur de vérité de fait l’importance qu’il doit avoir dans la forge des opinions. Son rôle est de transformer le vinaigre en miel. Il doit se faire raconteur d’histoires afin de faire connaître et accepter les vérités qu’il partage.
Dans la mesure où celui qui révèle la vérité de fait est aussi un raconteur d’histoire, il accomplit cette “réconciliation avec la réalité” que Hegel, le philosophe de l’histoire par excellence, comprit comme le but ultime de toute pensée philosophique, et qui, assurément, a été le moteur secret de toute historiographie qui transcende la pure érudition.
Mais attention, le diseur de vérité, devenu raconteur d’histoire, doit veiller à présenter aussi objectivement l’ami que l’ennemi comme Homère chantant aussi bien “les actions des Troyens non moins que celles des Achéens”. Sans cette objectivité, “aucune science ne serait jamais venue à l’existence”.
Ce long raisonnement doit-il nous amener à ne plus croire au politique ?
Non, bien au contraire, la politique est le champ de l’action, là où nous pouvons jour après jour tout inventer. Seulement, elle doit pour conserver son intégrité respecter le domaine de la vérité de fait.
Conceptuellement nous pouvons appeler vérité de fait ce que l’on ne peut changer ; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous.
Source :
La crise de la culture, Hannah Arendt
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Alexandre