Les racines allemandes de Trump sont peut-ĂȘtre plus profondes quâon ne le pense.
[mise Ă jour du 23 avril 2025 :Jâai revu cette Ă©dition aprĂšs avoir reçu un mail trĂšs prĂ©cis dâun lecteur bien plus savant sur lâĆuvre de Nietzsche que je ne le suis moi-mĂȘme. Jâadresse mes plus sincĂšres remerciements Ă Vincent, qui se reconnaĂźtra.]
[Pour des raisons esthétiques et pratiques, les changements apportés suite à la lecture de ce mail sont en italique.]
Car avant les tours et les tweets, il y eut Frederick. Le grand-pĂšre originaire de BaviĂšre. En 1885, Ă seize ans, il traverse lâAtlantique. Peut-ĂȘtre quâentre deux chemises, il glissa dans son bagage quelque chose dâun autre Friedrich.
Et si quelque chose de cette voix-là avait survécu ?
En feuilletant La GĂ©nĂ©alogie de la morale, je nâai pas pu mâempĂȘcher dây songer. Entre la pensĂ©e de Nietzsche et les outrances de Trump, je retrouve un parfum commun : celui dâune morale renversĂ©e. Ai-je raison ?
Reprenons les choses à la source et creusons notre Nietzsche ensemble. Que nous dit-il dans Généalogie de la morale ?
A lâorigine du bon et du mal
Selon Nietzsche, la morale et plus gĂ©nĂ©ralement la notion de bien et de mal sont des concepts dont le sens initial sâest perdu en route. Ce qui est bon nâest pas âce qui est utileâ contrairement Ă ce quâune analyse de surface peut laisser penser.
Le philosophe se lance alors dans un travail qui mĂȘle lâhistoire et la psychologie afin dâaboutir Ă une gĂ©nĂ©alogie. Ce que nous appelons âbonâ aujourdâhui, nâest pas, selon lui, le produit de lâutilitĂ© ou du progrĂšs. Ce nâest pas une construction patiemment Ă©laborĂ©e pour rendre la vie plus douce, plus juste. Non. Câest un masque, un retournement.
Le bon, le mal, la morale trouvent leurs origines dans lâaristocratie antique.
Que peuvent bien signifier, au point de vue Ă©tymologique, les dĂ©signations du « bon » forgĂ©es dans les diffĂ©rentes langues ? C'est lĂ que j'ai dĂ©couvert qu'elles renvoient toutes autant qu'elles sont Ă la mĂȘme mutation conceptuelle â que partout, « noble », « aristocratique » au sens du statut social est le concept fondamental Ă partir duquel se dĂ©veloppe nĂ©cessairement le « bon » au sens de « qui a l'Ăąme noble », « aristocratique » au sens de « qui a une Ăąme de nature Ă©levĂ©e », « qui a une Ăąme privilĂ©giĂ©e » : le dĂ©veloppement qui s'effectue toujours parallĂšlement Ă cet autre qui finit par faire Ă©voluer le « commun », le « plĂ©bĂ©ien », « bas » vers le concept de âmauvaisâ.1
Le bon nâest pas une affaire dâutilitĂ© mais une affaire de castes et de force. Est bon ce qui est noble, fort comme le guerrier. Est mauvais ce qui est banal, faible comme lâesclave. Autrement dit, la morale nâa pas toujours Ă©tĂ© cette religion de la compassion et de lâĂ©galitĂ©. Elle fut dâabord un cri de puissance, lancĂ© par ceux qui nâavaient pas Ă se justifier dâexister. Mais aussi et surtout, nous le verrons plus tard, un cri de vie.
La morale des forts contre la morale des faibles
Alors oui, notre vision du bien et du mal aujourdâhui est bien diffĂ©rente. Nietzsche l'explique en faisant appel Ă la psychologie : la crĂ©ation dâun camp du ressentiment formĂ© par les faibles.
La grande coupable de ce renversement sĂ©mantique (quâil regrette) est la religion et son armĂ©e : les prĂȘtres du christianisme, oui, ce sont eux les coupables. (Notons quâil fait avancer son analyse en utilisant comme moteur lâantisĂ©mitisme, hĂ©las si commun au XIXe siĂšcle. Il accuse donc les Juifs, qui âcommencent le soulĂšvement dâesclaves en moraleâ2).
Le soulĂšvement des esclaves dans la morale commence avec le fait que le ressentiment devient lui-mĂȘme crĂ©ateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces ĂȘtres auxquels la vĂ©ritable rĂ©action, celle de lâaction, est interdite et qui ne se dĂ©dommagent quâau moyen dâune vengeance imaginaire.3
En rĂ©action Ă la morale aristocratique, Ă la morale vitale du plus fort, le christianisme selon Nietzsche a bĂąti sa revanche morbide4 avec une morale de lâombre, du retrait, de lâĂąme qui saigne en silence, oĂč le mal est grimĂ© en bien, oĂč la faiblesse sâhabille en vertu, et oĂč la force devient soupçonnĂ©e de tous les pĂ©chĂ©s.
Câest cette morale que transgresse Trump dans ses actes et ses discours. Il combat les Ă©lites politiques amĂ©ricaines qui affichent ces valeurs issues du christianisme, en lui opposant une morale de la force brute. En somme, en termes nietzschĂ©ens, il combat le ressentiment par le ressentiment. Mais il dĂ©truit sans construire, ce qui est Ă rebours de la morale originelle dĂ©crites par Nietzsche.
La morale de la vie contre la morale morbide
Dans le chapitre 14 de la premiĂšre dissertation, Nietzsche engage un dialogue avec un lecteur imaginaire pour expliquer cela :
« La faiblesse doit ĂȘtre, Ă coups de mensonge, renversĂ©e en mĂ©rite, cela ne fait aucun doute c'est exactement ce que vous disiez. »
â Et puis
â « et l'impuissance qui n'exerce pas de reprĂ©sailles en âbontĂ©" ; la bassesse craintive en âhumilitĂ©" ; la soumission Ă ceux que l'on hait en âobĂ©issance" (Ă savoir Ă l'Ă©gard de quelqu'un dont ils disent qu'il ordonne cette soumission, â ils l'appellent Dieu). Le caractĂšre inoffensif du faible, la lĂąchetĂ© mĂȘme, dont il est abondamment pourvu, le fait qu'on le laisse Ă la porte, qu'il soit inĂ©luctablement contraint d'attendre se voient ici dĂ©cerner des dĂ©nominations Ă©logieuses, telle la patience", on se plaĂźt aussi Ă appeler cela la vertu ; son incapacitĂ© Ă se venger sâappelle volontĂ© de ne pas se venger, peut-ĂȘtre mĂȘme pardon (âcar ils ne savent pas ce quâils font â nous seuls savons ce quâils font !â). On parle aussi de lâamour de ses ennemis â tout en transpirant.â5
Selon lâauteur allemand, cette nouvelle morale, celle des esclaves, est une absurditĂ© contraire Ă la nature, contraire Ă la vie. La morale doit donc revenir Ă ses origines naturelles, oĂč lâon ne peut âfaire grief aux grands oiseaux de proie de sâemparer de petits agneaux.â6
Un peu dâauto-promo ici pour vous rappeler que vous pouvez dĂ©sormais soutenir la newsletter en remplissant sa tirelire đ.
En sâen tenant Ă cette citation, il est donc tout Ă fait moral pour Trump de vouloir sâarroger le Groenland ou les terres rares dâUkraine.
Conclusion
Y-a-tâil un lien entre ce nous dit Nietzsche et la posture du PrĂ©sident amĂ©ricain ? En vĂ©ritĂ©, on imagine mal le prĂ©sident amĂ©ricain ĂȘtre un grand lecteur de Nietzsche.
En effet, la limites de lâexercice sont vite atteintes. Les plus Ă©videntes ici sont le nihilisme (dĂ©crit par Nietzsche comme « non seulement la croyance que tout mĂ©rite de pĂ©rir, mais quâil faut dĂ©truire »), le cynisme et le rapport contrariĂ© avec la vĂ©ritĂ© (la liste des bobards est trop longue) que Nietzsche abhorrait, bien loin de lâidĂ©e de la noblesse fondatrice vantĂ©e par le philosophe allemand.
Tandis que le noble vit avec confiance et franchise Ă l'Ă©gard de lui-mĂȘme [âŠ], l'homme du ressentiment n'est ni droit ni naĂŻf, ni mĂȘme honnĂȘte et direct Ă l'Ă©gard de lui-mĂȘme. 7
Au fond, nâest pas lâhĂ©ritier de Nietzsche qui veut.
DĂ©sormais, le spectacle de l'homme fatigue â qu'est-ce que le nihilisme aujourd'hui, sinon cela ?.. Nous sommes fatiguĂ©s de l'homme.8
Trump est un peu fatiguant vous ne trouvez pas ?
⚠Et nous accueillons Corine, Sylviane, Karen ainsi que tous les nouveaux abonnés depuis la derniÚre édition. Soyez les bienvenus !
Quelques ressources en plus de la lecture du livre :
Monsieur Phi, Nietzsche, la morale des winners
Les bons profs, Généalogie de la morale
Hey, ⊠en faisant mes recherches, jâai trouvĂ© sur Youtube ce sketch incroyable de Ricky Gervais imaginant un dialogue entre Nietzsche et Hitler.
Si vous identifiez des erreurs, merci de m'informer par e-mail en répondant à ce message.
âAlexandre
Généalogie de la Morale,§4, édition Le livre de poche, p70
Ibid., p79
Ibid., p82
âL'humanitĂ© elle-mĂȘme souffre encore des rĂ©percussions de ces naĂŻvetĂ©s thĂ©rapeutiques des prĂȘtres ! Songeons par exemple Ă certaines formes de rĂ©gime (le fait de s'abstenir de viande), au jeĂ»ne, Ă la continence sexuelle, Ă la fuite « au dĂ©sert »â GĂ©nĂ©alogie de la Morale, §6, Ă©dition Le livre de poche, p76
Généalogie de la Morale, §14 édition Le livre de poche, p101
Ibid., p96
Ibid., p86
Ibid., p96
Je suis entrĂ©e sur Nietzsche par La GĂ©nĂ©alogie de la Morale quand j'Ă©tais ado et j'avais Ă©tĂ© bouleversĂ©e. Aujourd'hui encore, j'y lis (ou prĂ©fĂšre y lire, peut-ĂȘtre ?) une proposition d'explication de pourquoi le monde est tel qu'il est. Car, je souscris en substance Ă son constat d'une "captation" des termes par les aristocrates et dominants (ne dit-on pas "vilain" aujourd'hui, mot mĂȘme qui dĂ©finissait les pauvres autrefois ?).
Et j'entends, mĂȘme si c'est profondĂ©ment antisĂ©mite, son propos sur l'inversion de la force opĂ©rĂ© par le monothĂ©isme (par rapport aux polythĂ©ismes antiques, j'entends).
Cela Ă©tant, mĂȘme si je le rejoins sur l'idĂ©e qu'une moral mortifĂšre qui aime Ă souffrir dans sa chair pour s'Ă©lever ne peut qu'ĂȘtre dĂ©lĂ©tĂšre pour une espĂšce vivante, je pense qu'il est plus que jamais nĂ©cessaire de ne pas ĂȘtre fataliste quant Ă l'aigle et l'agneau. Quand il exprime qu'il ne sert Ă rien d'avoir du ressentiment, parce que "c'est la nature-han", je trouve qu'il en devient hypocrite, car c'est trĂšs exactement le mĂȘme postulat largement proposĂ© par lâĂglise vis-Ă -vis des diffĂ©rences entre les rois et le peuple (notamment).
Certes, il est inutile de reprocher au fort d'ĂȘtre fort. Ou au faible d'ĂȘtre faible. Mais on peut (on doit, mĂȘme, selon moi), le faire lorsque ces derniers (surtout le fort, en gĂ©nĂ©ral, d'ailleurs) oppriment les autres et dĂ©truit nature, tissu sociĂ©tal, etc.
En conclusion, aujourd'hui encore, je suis trÚs partagée sur l'objectif et le sens réel de ses propos. Et je me demande si ce n'est pas d'ailleurs tout le problÚme avec la pensée en général, car il y a une libre interprétation (et choix d'interprétation) possible.