Bonjour à tous,
Je reviens dans cette édition sur un incontournable de la philosophie politique : le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie.
Il a l’idée de ce texte après la répression sanglante des révoltes paysannes de 1548 consécutives à la création de nouveaux impôts (comme la gabelle, la taxe sur le sel).
Marqué par cet épisode, il s’interroge : pourquoi le peuple se laisse-t-il volontairement priver de liberté ?
Bonne lecture,
Alexandre
🔥 Ça y est ! Nous avons atteint les 1300 lecteurs. Un grand merci pour votre soutien ! Bienvenue à David, Arthur, Xavier, Stéphanie et à tous les nouveaux abonnés de cette newsletter.
Un homme de trente-deux ans vit ses derniers jours. Sa famille et ses amis sont réunis autour de lui. Il confie ses manuscrits à l’un d’entre eux qui se jure de les publier un jour. Ces ultimes heures sont à l’origine de deux œuvres majeures de la philosophie.
Étienne de La Boétie meurt le 18 août 1563. La peste vraisemblablement. Il laisse derrière lui quelques manuscrits dont le Discours de la servitude volontaire rédigé à la bascule de l’adolescence vers l’âge adulte, entre seize et dix-huit ans.
C’est une œuvre universelle car la question qu’elle pose s’adresse autant à l’homme de l’Antiquité qu’à celui du XXIème. Pourquoi des millions de Romains ont-ils accepté d’obéir à Néron ? Pourquoi des centaines de millions de Chinois ne se rebellent-ils pas contre leur dirigeant ou les cent millions de Russes contre Poutine ? Existe-t-il une habileté particulière, un don maléfique, de certains hommes pour faire accepter la tyrannie ?
Est-ce lâcheté ?
La réponse de La Boétie est plus brutale que la question. La servitude est principalement le choix du peuple tyrannisé « qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être esclave, ou d’être libre, quitte sa liberté et prend le joug : qui consent à son mal ou plutôt le recherche1».
« Appellerons-nous cela de la lâcheté ? Dirons-nous que ceux qui servent sont couards et affaiblis ? Si deux, si trois, si quatre, ne se défendent pas contre un seul, cela est étrange, mais toutefois possible. On pourra alors dire à bon droit que c’est faute de courage. Mais si cent, si mille souffrent par la faute d’un seul, ne dira-t-on pas qu’ils ne veulent point, et non qu’ils n’osent s’en prendre à lui, et que c’est, non de la couardise, mais plutôt du mépris ou du dédain ? Si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes n’assaillir pas un seul, dont le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? Est-ce lâcheté ?»2
Si ce n’était que cela, la cinquantaine de pages du Discours aurait été bien creuse. La Boétie se tourne vers la nature et la nôtre plus particulièrement. Est-ce dans notre nature d’être asservis ? C’est tout le contraire pour le philosophe. Nous sommes par essence fraternels :
« Il faut plutôt croire que faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection afin qu’elle eût où s’employer, les uns ayant la possibilité de donner de l’aide, les autres ayant besoin d’en recevoir.
Puisque donc cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés en quelque façon dans la même maison, nous a tous façonnés selon le même patron afin que chacun pût se mirer et quasiment se reconnaître en l’autre, si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous rapprocher et fraterniser davantage, et faire par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées une communion de nos volontés, si elle a tâché par tous les moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société, si elle a montré en toutes choses qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas douter que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons.
Et il ne peut venir à l’esprit de personne que la nature en ait mis certains en servitude, puisqu’elle nous a tous faits membres d’une compagnie.3 »
Si cette fraternité devrait nous empêcher de nous montrer tyranniques, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons être asservis. La Boétie prend l’exemple des animaux qui comprennent très bien ce qu’ils perdent quand ils sont privés de liberté, comme « les oiseaux qui dans la cage se plaignent ». Par nature, nous sommes libres et malheureux de ne plus l’être. Nous prenons conscience de notre liberté passée au moment où nous la perdons.
Est-ce l’habitude ?
Cette mémoire de la liberté est d’autant plus courte qu’elle est en concurrence avec quelque chose de tout à fait humain : l’éducation.
« Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret, et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Cela parce que les hommes naissant sous le joug, puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant se contentent de vivre comme ils sont nés ; et ne pensant point avoir d’autre bien ni d’autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils considèrent comme naturel l’état de leur naissance.4 »
Ainsi, les peuples asservis oublient, de génération en génération, le bonheur d’être libres. Ce que la nature écrit, l’éducation le gomme.
Pas encore inscrit(e) ? Abonnez-vous gratuitement si vous souhaitez recevoir la prochaine édition !
« Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt produit par une éducation contraire. Elles s’entretiennent moins aisément qu’elles ne s’abâtardissent, se fondent, et s’anéantissent, ni plus ni moins que les arbres fruitiers, qui ont bien tous un naturel à part, qu’ils gardent intact si on les laisse se développer, mais qu’ils délaissent aussitôt pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, pour peu qu’on les greffe.5 »
Et puis, les tyrans ont plus d’un tour dans leur sac. Ils peuvent habiller la servitude et lui donner les contours les plus attrayants du divertissement. C’est ce que fit Cyrus II de Perse6 en étouffant la révolte des Sardains :
« Il aurait eu tôt fait d’écraser cette révolte par sa puissance, mais ne voulant ni mettre à sac une si belle ville, ni se contraindre à entretenir une armée pour la garder, il eut l’idée d’un fameux expédient pour assurer sa domination : il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et fit publier une ordonnance, selon laquelle les habitants avaient l’obligation de s’y rendre. Le moyen fut si efficace, qu’il n’eut jamais besoin depuis de tirer une seule fois l’épée devant les Lydiens : ce pauvre et misérable peuple s’amusa à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré un mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l’appellent ludi, comme s’ils voulaient dire Lyde.7 »
Panem et circenses8 en somme. Enfin, le tyran utilise un autre subterfuge, comme le mystère et la théâtralisation du pouvoir :
« Les rois d’Assyrie, et encore après eux ceux des Mèdes, ne se présentaient en public que le plus tard qu’ils pouvaient, pour que la populace se demande s’ils n’étaient pas, en quoi que ce soit, supérieurs à de simples hommes et pour laisser en cette illusion les gens qui aiment volontiers à s’imaginer ce qu’ils ne peuvent juger par la vue. 9»
L’habitude, l’éducation, le divertissement faussement offert par le tyran (après tout, il n’offre qu’une petite partie de ce que le peuple lui a donné sans en avoir le choix) ou encore l’exercice théâtral du pouvoir peuvent expliquer en partie la servitude volontaire.
Mais en partie seulement, car la cause principale est autre.
Est-ce l’intérêt ?
La servitude se diffuse par cercles concentriques. Ainsi, si le pouvoir absolu est entre les mains d’un seul homme, c’est que des millions sont prêts à le défendre :
« Ce sont toujours quatre ou cinq individus qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en esclavage ; il n’y en a toujours eu que cinq ou six qui ont eu l’oreille du tyran, et s’en sont approchés d’eux-mêmes ou bien ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés, et ceux avec lesquels il partageait ses pillages.
Ces six-là guident si bien leur chef qu’il faut pour leur organisation qu’il soit méchant non seulement de ses méchancetés, mais encore des leurs. Ces six-là en ont six cents qui profitent sous eux, et font, de leurs six cents, ce que les six font au tyran.
[...] Grande est la suite qui vient après cela, et celui qui voudra s’amuser à dévider ce filet verra que ce ne sont pas les six mille, mais les cent mille, mais les millions qui par cette corde se tiennent au tyran ; lequel s’en sert comme Jupiter se vante de le faire chez Homère, disant que s’il tire la chaîne, il emmène vers lui tous les dieux.10 »
Elle a la forme d’un flocon qui devient très vite une avalanche de cruauté imposée au peuple par le peuple, pour le peuple. Attirés par l’autocrate et les faveurs dont ils peuvent bénéficier, comme des papillons le sont par les flammes, le destin des Six et de leurs subordonnés est bien souvent tout aussi tragique.
En définitive, il n’y a rien à gagner à ce jeu car « s’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner davantage de sa liberté, et pour ainsi dire, serrer à deux mains et embrasser la servitude ? »
Le despote lui-même ne peut espérer grand-chose du reste de l’humanité. Son comportement rend ses proches aussi silencieux et obéissants que rancuniers et menaçants, prêts à s’en débarrasser à la première occasion.
Alors non, le métier de tyran, contrairement aux apparences, n’est pas une bonne situation.
Conclusion
La Boétie prend le contre-pied du Prince de Machiavel. Ce n’est pas un exercice sur la conquête et la conservation du pouvoir, mais sur l’abandon volontaire de celui-ci par le peuple au profit d’un seul homme.
Celui qui s’est vu confier les manuscrits de La Boétie quelques jours avant sa mort, c’est Montaigne. Inconsolable, il décide de se lancer lui-même dans l’écriture pour continuer la conversation avec son ami disparu. Ainsi naissent les Essais. Il intègre et édite le Discours au milieu de ses propres textes. Il y rend hommage à son ami dans le chapitre consacré à l’amitié :
« Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : “Parce que c’était lui ; parce que c’était moi.” »
À bientôt !
Si vous identifiez des erreurs, merci de m’informer par e-mail en répondant à ce message.
Alexandre
Étienne DE LA BOÉTIE. Discours de la servitude volontaire. Paris : éditions Gallimard, 2024, p.13.
Ibid., p.10.
Ibid., p.18.
Ibid., p23.
Ibid., p24.
Cyrus II est roi de Perse et des Mèdes au VIème siècle avant Jésus-Christ. Il part à la conquête de l’Asie Mineure et s’empare de la Lydie et de sa capitale, Sardes.
Étienne DE LA BOÉTIE. Discours de la servitude volontaire. Paris : éditions Gallimard, 2024, p.35.
“Du pain et des jeux du cirque”. Tellement plus chic en latin.
Ibid.,p39.
Ibid., p46.