De Gaulle : le théâtre du pouvoir
"Je suis sur une scène de théâtre où je fais illusion depuis 1940"
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Revenons dans ce billet sur la théâtralité du général de Gaulle.
Pour ce numéro de Morale de l’Histoire, je me suis inspiré du livre de Bruno Jarrosson “Charles de Gaulle : Leçons de commandement”. J’ai eu la joie de le recevoir dans mon podcast il y a quelques années. Je vous invite chaleureusement à l’écouter.
Les futures ministres se succèdent dans le bureau du premier président de la Ve République. C’est au tour d’Alain Peyrefitte de passer le pas de la porte. Il va devenir pour la première fois ministre. Déjà trois ans qu’il entretient avec le Général du Gaulle une relation presque « amical » en tant que conseiller. En entrant ce 16 avril 1962 dans le bureau, il s’attend à une conversation courtoise et stimulante comme d’habitude. Il croit connaître son homme. Mais il ne faut jamais vendre la peau de l’ours, surtout quand il s’appelle de Gaulle (ce qui n’est pas courant).
Le nouveau premier ministre George Pompidou, l’avait pourtant prévenu :
« Vous ne connaissez pas encore le Général… Un jour vous connaîtrez le Général… Le Général est… Spécial ».
Les rôles
Peyrefitte s’assoit sur invitation du Président. On oublie l’amical et le courtois. Le retour à la réalité sera plus… Militaire. Alain Peyrefitte nous livre ses propos dans cet extrait du premier volume de "C’était De Gaulle" :
« Il me dévisage sans aménité :
« Vous n’entrez pas au gouvernement pour les honneurs, mais pour la mission. C’est-à-dire pour le service. Le service de la France. Il commence par le service de l’État.
Vous avez fait du latin. Ministre, cela signifie serviteur. Et secrétaire d’État, cela signifie gardien des secrets d’État. Votre rôle est d’informer, à la fois comme porte-parole et par l’autorité que la loi vous confère sur la radio et la télévision. Il vous faut en dire le moins possible, mais faire passer le mieux possible les messages qui sont dans l’intérêt du pays. Faire comprendre aux Français ce que l’État fait pour eux. »
On a vu accueil plus chaleureux.
Le conseiller qui s’entretenait régulièrement depuis 3 ans avec l’homme du 18 juin, ayant l’impression de parler d’égal à égal se voit réduit en quelques secondes au rang de simple serviteur à qui l’on donne des ordres. Peyrefitte vient de découvrir la capacité du Président à passer d’un rôle l’autre en fonction de ses interlocuteurs et des situations.
De Gaulle l’explique lui-même dans Mémoire de guerre :
Par principe, je ne téléphone qu'à de très rares exceptions et personne, jamais, ne m'appelle à l'appareil. La confrontation des points de vue et le choix des mesures à prendre, je les réserve, à dessein pour les conseils du gouvernement. Ma nature m'avertit, mon expérience m'a appris, qu'au sommet des affaires on ne sauvegarde son temps et sa personne qu'en se tenant méthodiquement assez haut et assez loin.
Mémoires de guerre, L'Unité
En somme, il illustre là cette idée que l’on retrouve dans le Fil de l’épée :
« L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement »
Habitué à s’entretenir avec de Gaulle, Peyrefitte a finalement fait connaissance ce jour-là avec son double : le Général. Et Pompidou avait raison. Le Général est spécial.
La scène
Ce 21 avril 1961, ils sont quatre à défier De Gaulle : Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salah et André Zeller. En désaccord avec la politique d’abandon de l’Algérie, ces généraux 5 étoiles font une tentative de coup d’État.
De Gaulle souhaite étouffer dans l’œuf le putsch. Il prononce le 23 avril 1961 un de ses discours les plus célèbres à la télévision française :
Le costume de civile remisé depuis 1958 laisse de nouveau la place à l’uniforme. Il parle à la fois comme Président de la République et surtout comme Général. Chaque expression et chaque geste ont été répétés 1 000 fois, le texte a été appris par cœur mais le discours est sous la main si besoin. Il conclut avec son fameux “Aidez-moi”. Les putschistes se rendent quelques jours après.
Mais de Gaulle n’utilise pas la télévision qu’en cas de circonstances graves.
L’homme de l’appel radiophonique du 18 juin a compris l’important du petit écran et l’utilise à sa guise comme lors des fameuses conférences de Presse. Les questions sont bien entendu choisies à l’avance par l’attaché de presse et les journalistes n’ont pas de droit de suite. À la fin, un brin godillot, ils applaudissent même. C’est du grand art comme le disait Aron.
Christian Delporte analyse ici l’impact du théâtre gaullien à la télévision :
En incarnant la Ve République, en ritualisant ses interventions, en sacralisant sa parole, en solennisant même le décorum, de Gaulle familiarise les Français avec les nouvelles institutions, en dessine durablement l’imaginaire collectif et définit finalement les canons d’une communication présidentielle. C’est si vrai que la manière de communiquer de ses successeurs sera toujours évaluée à l’aune de la sienne.
De Gaulle le comédien a trouvé avec la télévision la scène idéale.
Le scénario
De Gaulle, c’est aussi l’homme de l’inattendu et pour reprendre le terme de Bruno Jarrosson, l’homme des “coups de poker”.
Qui aurait pu prévoir qu’un sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale devienne la voix de la France ? Qui aurait pu prévoir la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN en 1966 ? Qui aurait pu prévoir son discours sur le Quebec libre en 1967 au grand dam des officiels canadiens ? Qui aurait pu prévoir son exil éphémère à Baden-Baden en mai 1968 laissant le gouvernement et ses partisans dans l’expectative ?
De Gaulle sait contrarier les plans établis et ramener la lumière vers lui. Le comédien est aussi scénariste quand il le faut :
“Cependant, il me faut fixer le moment où, fermant le théâtre d’ombres, je ferai sortir “le dieu de la machine”, autrement dit où j’entrerai en scène”.
Mémoire d’espoir, Le Renouveau, à propos de son retour en 1958.
Conclusion
Le théâtre du pouvoir était pour de Gaulle un instrument de sa légitimité dans une France affaiblie. Il le dit lui-même à Churchill pendant la guerre : “Je suis trop pauvre pour me courber”. Plus expressif qu’un Roosevelt et plus inaccessible qu’un Churchill, il n’a au fond jamais quitté le rôle endossé en juin 1940 :
« Je suis sur une scène de théâtre où je fais illusion depuis 1940 et je fais semblant d'y croire. […] Alors, voilà, j'animerai le théâtre aussi longtemps que je pourrai et puis, après moi, ne vous faites pas d'illusions, tout cela retombera et tout cela s'en ira. »
Entretien avec Jacques Foccart, août 1967
Sources :
C’était De Gaulle, Alain Peyrefitte
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Alexandre