Les leçons de négociation d'Henry Kissinger et Lê Đức Thọ🏳️
Quand la banlieue parisienne est le théâtre de la diplomatie secrète internationale...
Hello la communauté Inspistorik !
J’ai proposé à Louis, fondateur de l’Ecole Internationale de Réuniologie, d’écrire à quatre mains cette nouvelle édition d’Inspistorik.
Louis, c’est l’homme à appeler quand vous avez mal à vos réunions. Il est réuniologue et soigne la réunionite comme personne. Pour mieux connaître sa discipline, la Réuniologie, rendez-vous dans les bonus vidéo en fin de mail pour les plus patients ou directement sur la présentation de son livre “La réunionite, ça suffit ! Les 10 questions magiques et les 3 secrets de la Réuniologie” édité par Eyrolles.
Cette édition est consacrée à des événements récents d’un point historique. Elle est le fruit de ma passion pour l’histoire et de celle de Louis pour les réunions « qui comptent ».
Aucun de nous deux n’est historiens et nous travaillons dur pour être le plus précis possible. Toutefois, si des erreurs sont présentes, je compte sur vous pour me le faire savoir par mail.
Allez, on appuie sur l’accélérateur de la De Lorean 🏎️ pour nous rendre à… Choisy-le-Roi dans le Val-de-Marne au début des années soixante-dix.👇🏻
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Il se passe de grandes choses dans les petites villes de banlieue. Je le sais, j’en viens.
Les habitants de Choisy-le-Roi, de Gif-sur-Yvette et de Saint-Nom-la-Bretèche peuvent aussi en témoigner. Henry Kissinger, secrétaire d’État de Richard Nixon, et Lê Đức Thọ, diplomate missionné par le gouvernement de Hanoï, se rencontrent à plusieurs reprises pendant trois ans, à égale distance de Washington et d’Hanoï, dans le plus grand secret pour négocier la paix entre les Américains et le Nord Viêt Nam.
Sur le papier, c’est impossible.
La guerre du Viêt Nam est une guerre qui ne dit pas son nom tout en étant plus cruelle que bien des conflits dans le monde. C’est au départ la suite sanglante de la guerre d’Indochine, perdue par les Français, qui se termine par les accords de Genève de 1954 et coupe le pays en deux au niveau du 17e parallèle.
À partir de 1955, le conflit oppose donc principalement le nord du pays, communiste, soutenu par la Chine et l’URSS à la partie sud du Viêt Nam, alliée des Américains.
Fidèles au principe de l’endiguement de l’influence soviétique, les Américains ont la ferme intention de ne pas laisser les troupes communistes d’Hanoï, menées par Hô Chi Minh, envahir le sud du pays.
D’une escalade à l’autre, le contingent américain sur place atteint les 550 000 hommes. Face à l'opposition sur le terrain, le président Lyndon Johnson lance l'opération Rolling Thunder. Entre 1966 et 1968, plus de bombes sont larguées sur le Vietnam que pendant toute la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, bien que ce territoire soit deux fois plus petit. Du côté vietnamien, 30 000 civils et 20 000 soldats perdent la vie.
Malgré cette puissance de feu, c’est un échec pour les Américains qui n’atteignent aucun objectif.
Il faut se rendre à l’évidence, la population résiste et le gouvernement d’Hanoï ne plie pas. C’est l’enlisement. L’opinion publique américaine se réveille contre cette guerre. Elle le fait savoir en manifestant par millions dans les rues des grandes villes.
“Après vingt ans d’endiguement, l’Amérique payait le prix de son “surengagement” : plus aucun choix n’était évident.” Henry Kissinger, dans “Diplomatie”, Fayard
En mars 1968, Lyndon Johnson choisit de négocier avec le Nord Viêt Nam. Cela se fera à Paris. Du moins, c’est ce que le monde entier pense.
Car les premiers échanges officiels sont un échec.
Élu en 1969, Richard Nixon désengage petit à petit son pays et prépare la sortie du conflit en réduisant le contingent sur place de 550 000 soldats à 20 000 en trois ans. Mais cela ne suffit pas.
Les négociations officielles pataugent ? Et bien, négocions secrètement !
À partir de 1970, à la demande de Washington, Henry Kissinger et Lê Đức Thọ commencent leurs tractations dans le plus grand secret… Dans un discret pavillon de banlieue parisienne.
“L’Amérique n’avait jamais eu à se battre contre un ennemi absolument implacable, qu’un compromis n’intéressait pas - et qui cherchait même à transformer l’impasse dans laquelle nous nous trouvions en arme offensive.” Henry Kissinger, dans Diplomatie, Fayard
Comment les deux plénipotentiaires vont-ils arriver à un accord après tant de sang versé ? Quelles sont les stratégies mises en place par chaque partie ? Comment interpréter le jeu des acteurs pendant les 3 ans que dureront les négociations qui mèneront aux accords de Paris ?
Le long, tortueux et tragique chemin vers la paix
Les discussions commencent.
Kissinger propose un accord de réciprocité : les Américains se retirent du pays, et Hanoï retire ses troupes du Cambodge et de certains territoires du Sud Viêt Nam. Lê Đức Thọ oppose une fin de non-recevoir à son interlocuteur considérant que les Américains sont l’agresseur et qu’il s’agit ici d’une ingérence dans les affaires du pays.
Dans cette négociation, le bruit des vols de bombardiers et celui de l’explosion des bombes ne sont jamais très loin. Le calme de la villa de Choisy-le-Roi contraste avec la situation sur le terrain. Chacun en est bien conscient et le hors-champ de ces réunions est bien le terreau sur lequel pousse l’accord final.
Devant des premières discussions infructueuses, afin de mettre la pression sur les Nord Vietnamiens, Nixon décide de bombarder la piste Hô Chi Minh au Cambodge qui permet au régime d’Hanoï de s’infiltrer au Sud Viêt Nam. Cette intervention met fin une nouvelle fois aux pourparlers.
Puis chacun joue la montre :
Les Américains pour former l’armée sud-vietnamienne afin que le régime de Saïgon (aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville) survive au départ des Américains.
Les Nord-Vietnamiens pour mettre la pression sur le gouvernement américain en utilisant l’opinion publique de plus en plus défavorable à cette guerre, aux Etats-Unis certes, mais aussi au-delà.
“S’il séjournait à Paris pendant un temps indéterminé sans avoir été contacté par le gouvernement des Etats-Unis, Lê Đức Thọ ne manquait pas d’insinuer, à l’intention des journalistes ou des membres du Congrès de passage, que l’administration Nixon ne se souciait pas d’explorer les intentions pacifiques patentes d’Hanoï.” Henry Kissinger dans “Diplomatie”, Fayard
Les négociations reprennent en 1971 mais au printemps 1972, c’est au tour de l’armée d’Hanoï d’attaquer et de franchir le 17e parallèle pour faire tomber Saïgon. Nixon réplique immédiatement par le bombardement de certaines cibles stratégiques. L’armée sud-vietnamienne prend le relais à l’été 1972, soutenue par les Américains et reprend une par une les villes conquises par les Nord-Vietnamiens.
Ce nouvel affrontement sur le terrain ne désigne ni vainqueur ni vaincu. Il faut donc trouver le chemin de la paix autrement. La première escale est bien le retour à la table des négociations, une nouvelle fois.
Le secret étant éventé, les rencontres ont désormais lieu à Gif-sur-Yvette, et passent du qualificatif de “secrètes”, personne n’est au courant, à “discrètes”, personne ne sait ce qu’il s’y est dit.
En octobre 1972, lassé sans doute par les combats meurtriers et inutiles des derniers mois, Lê Đức Thọ propose un accord qui garantit la pérennité du régime sud-vietnamien après le départ des Américains.
Cette proposition plaît à Kissinger et Nixon.
Seulement, elle ne prévoit pas le retour des troupes nord-vietnamiennes installées dans le sud du pays. Nguyen Van Thieu, président du Sud Viêt Nam s’oppose alors à l’accord. Il faut donc retourner à la table des négociations.
Petit à petit, un nouvel accord se structure mais il délaisse au fil des discussions les demandes de Saïgon. Lê Đức Thọ joue la montre une nouvelle fois et demande à présenter ce nouvel accord à son gouvernement. Au grand étonnement des Américains, Hanoï refuse le compromis proposé.
Alors, fidèle à leur stratégie, Nixon et Kissinger décident d’intimider le régime nord-vietnamien en bombardant Hanoï pendant 12 jours. Révoltée par ce déluge de bombes, l’opinion publique augmente la pression sur Washington.
Les deux parties donneront dans ce documentaire des versions différentes de la teneur des débats lors des deux dernières rencontres organisées en janvier 1973. Toujours est-il, qu’elles permettent finalement, de guerre lasse sans doute, la signature d’un accord le 27 janvier presque identique à celui d’octobre 1972.
Ainsi se termine le second épisode du conflit vietnamien. Second, car ce n’est pas la fin des affrontements pour ce pays malheureusement.
Paix et Guerre
Les craintes de Nguyen Van Thieu, président du sud du pays, se sont confirmées. La guerre a considérablement affaibli le Sud Viêt Nam et les accords de Paris ne sont pas respectés après le départ des Américains.
Le 30 avril 1975, une nouvelle offensive du Nord Viêt Nam fait tomber Saïgon. Dans le chaos le plus complet, les derniers Américains sur place fuient et avec eux leurs alliés vietnamiens.
Henry Kissinger dans son livre “Diplomatie” partage son analyse sur l’impact de la Guerre du Viêt Nam sur la guerre froide.
“Ces événements suscitent des réflexions assez paradoxales sur la nature des enseignements de l’histoire. Les Etats-Unis étaient allés au Viêt-Nam pour porter un coup d’arrêt à ce qu’ils estimaient être un complot communiste centralisé, et ils échouèrent.
De l’échec de l’Amérique, Moscou déduisit ce que les tenants de la théorie des dominos avaient tant redouté, à savoir que la corrélation historique des forces allait en sa faveur. En conséquence, l’URSS essaya d’étendre son hégémonie au Yémen, en Angola, en Ethiopie, et enfin en Afghanistan.
Mais elle découvrit, ce faisant, que les réalités géopolitiques s’appliquaient autant aux sociétés communistes qu’à leurs sœurs capitalistes. De fait, étant moins élastique, le surengagement soviétique n’engendra pas une catharsis, comme en Amérique, mais la désintégration”.
🧠 Le point de vue du réuniologue
Alors, Louis. Que penses-tu de ces 3 ans de négociation entre 2 diplomates que tout oppose et de ces réunions auxquelles tu n'as pas assisté ?
Je me lance sur la base de ce que j’ai pu lire et voir de ces 3 ans de discussion de 1970 à 1973, sous la forme de 10 rencontres et 45 réunions de travail.
L’entretien du secret
Au début les rencontres sont secrètes ; très peu connaissaient l'existence de ces réunions conduisant les deux diplomates à se rencontrer à mi-chemin entre leurs deux pays. En effet, le secret est clé lors de cette première phase.
Il permet d’engager uniquement la parole des personnes présentes et de ne pas négocier sous l’œil d’autres parties prenantes comme, dans ce cas, la Chine, l’URSS ou le Sud Viêt Nam.
Une équipe
Deux fois quatre personnes se font face autour d’une table rectangulaire. Deux interprètes complètent la scène.
Ensuite, ce sont les deux mêmes négociateurs qui se parlent tout au long des trois années de discussion. Avec deux personnalités que tout oppose : Kissinger, avec sa rondeur de diplomate expérimenté, face à Lê Đức Thọ, dans sa raideur de combattant maquisard qu’il est. Le premier négocie un départ honorable des troupes et des garanties pour le sud du pays, le second cherche à chasser du territoire les Américains sans aucune forme de compromis.
“Les commis de l’Etat ne sont pas libres de choisir le moment où ils serviront leur pays ni les tâches qui les attendent. Car si j’avais eu la moindre chance de le faire, j’aurais choisi à coup sûr un interlocuteur plus coulant que Lê Đức Thọ” Henry Kissinger, dans “Diplomatie”, Fayard
Les échanges
La barrière de la langue a pu jouer. On pourrait même parler du levier de la langue pour piloter la discussion, ralentir son rythme et donner du temps à chaque partie pour organiser et exprimer ses idées. Certains enregistrements des réunions ont filtré. Chacun semble parler au rythme de sa pensée.
Le calme alors que tout bouge autour
Nous pouvons imaginer également que ces réunions se déroulaient toujours sur le même modèle, alors que le monde extérieur bougeait fortement que ce soit sur le terrain au Viêt Nam, ou bien dans les capitales, avec les mouvements antiguerre qui se multipliaient, la réélection de Nixon qui se profilait, les débuts du Watergate etc.
Cela fait penser aux réunions de cellule de crise, où comme le présente le cartoon du canard calme sur l’eau dont les pattes s’agitent sous la surface, il convient de réduire la pression, oublier le fracas extérieur et se concentrer sur la discussion et les décisions à prendre.
L’inconfort des interprètes
J’ai en tête également l’expérience probablement vécue par les interprètes très certainement vietnamiens, nés dans le même pays, intervenants pour des camps en guerre. Avec tout ce que cela peut exiger en matière de gestion des émotions, tout en étant très conscients des écarts de compréhension de la réalité de la situation. À l’instar de ce que vit la Russie en Ukraine, les Etats-Unis ont appris au Vietnam combien il était possible de sous-estimer la résistance d'un peuple.
L’autonomie : atout et opportunité
On peut sans trop de risque imaginer également que les deux diplomates avaient et utilisaient le fait qu’ils avaient à la fois les mains libres pour avancer, mais aussi que leurs dirigeants respectifs devaient valider les avancées les plus significatives, sans même parler de l’accord final.
Vous avez tous en tête des discussions durant lesquelles vous savez que vous, tout comme votre interlocuteur, avez la possibilité d'utiliser le joker d’une personne à consulter pour contredire un engagement que vous avez pu prendre durant le face-à-face.
Est-ce la technique utilisée par Lê Đức Thọ ?
C’est ainsi que le gouvernement d’Hanoï refusera l’accord au grand étonnement des Américains.
D’un point de vue “réuniologique”, nous avons tous en tête des réunions prévues pour conduire à une décision, où les vrais décideurs ne sont pas invités. Mieux vaut en prendre conscience rapidement pour éviter désillusion et frustration.
🤔 Et vous que retenez-vous ? Dites-le-moi dans les commentaires sur le blog !
📺 Une vidéo bonus
Louis est venu rendre visite aux auditeurs de mon podcast deux fois déjà :
Dans cet épisode, il nous explique les fondamentaux de la Réuniologie,
Dans celui-ci, enregistré pendant le confinement, nous revenons sur les bonnes pratiques de réunion en télétravail.
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