Hannah Arendt : la Liberté est-elle un mythe ?
Explorons un concept aussi insaisissable qu'essentiel
Bonjour Ă tous,
Aujourd'hui, nous poursuivons notre périple philosophique en compagnie d'Hannah Arendt. AprÚs l'autorité, la vérité et la politique, il est temps d'explorer un concept aussi insaisissable qu'essentiel : la liberté.
La philosophe allemande nous livre dans un court texte extrait de La crise de la culture sa réflexion sur ce sujet. Un texte dense, exigeant, que j'ai exploré pour vous.
Bonne lecture,
Alexandre
En parlant de libertĂ©, sentez-vous libre de remplir la tirelire de la newsletter đ.

La LibertĂ© guidant le peuple est-elle un simple tableau ou un manifeste ? Lorsqu'il mit la derniĂšre touche Ă son Ćuvre, Delacroix imaginait-il que son allĂ©gorie de la rĂ©volte deviendrait l'Ă©tendard de la dĂ©mocratie ?
La scÚne se déroule sur une barricade, lors des Trois Glorieuses de 1830. Une révolution qui force le départ du rigide Charles X, remplacé par l'accommodant Louis-Philippe (L'histoire n'est souvent qu'une question de souplesse).
La LibertĂ©, une femme au bonnet phrygien, drapeau rĂ©publicain en main, a quittĂ© la toile pour s'inscrire dans l'imaginaire collectif. Depuis, elle a mĂȘme hĂ©ritĂ© d'un nom : Marianne.
Liberté, action révolutionnaire, conséquences politiques : des idées qu'Hannah Arendt interroge en profondeur dans son texte Qu'est-ce que la liberté ?
La philosophe rĂ©sume la difficultĂ© de son ambitieux questionnement. Comment expliquer la âcontradiction entre notre conscience qui nous dit que nous sommes libres et par consĂ©quent responsables, et notre expĂ©rience quotidienne dans le monde extĂ©rieur oĂč nous nous orientons dâaprĂšs le principe de causalitĂ©â1 ?
Comme à son habitude, Arendt répond en profondeur dans un texte court mais dense.
La libertĂ© nâest pas enfermĂ©e dans notre conscience
Longtemps, la philosophie a confinĂ© la libertĂ© dans les replis de la conscience. Elle Ă©tait ce dialogue intime entre moi et moi-mĂȘme, une affaire d'introspection.
Mais si la liberté se réduit à un monologue intérieur, comment pourrait-elle se manifester dans le monde ? Ne serait-elle alors qu'une illusion, l'autre nom de ce que nous appelons la volonté ?
Arendt tranche : « Nous prenons conscience d'abord de la libertĂ© ou de son contraire dans notre commerce avec d'autres, non dans le commerce avec nous-mĂȘmes. »2
La libertĂ© n'est donc ni une simple absence de contrainte, ni un pur produit de la pensĂ©e. Elle existe dans l'espace public, lĂ oĂč elle se donne Ă voir.
Le champ oĂč la libertĂ© a toujours Ă©tĂ© connue, non comme un problĂšme certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique.3
La politique, dit Arendt, a pour raison d'ĂȘtre la libertĂ©, et son champ d'expĂ©rience est l'action. « Ătre libre et agir ne font qu'un. » L'artiste, par exemple, ne fait l'expĂ©rience de la libertĂ© qu'au moment oĂč il joue devant un public, non lorsqu'il rĂȘve en silence Ă son spectacle.
La libertĂ© nâest pas la souverainetĂ©
La souverainetĂ© est dĂ©finie par Arendt comme âlâidĂ©al dâun libre arbitre indĂ©pendant des autres et en fin de compte prĂ©valant contre eux.â4
Rousseau imaginait une liberté pure, solitaire, affranchie de toute influence : « Chaque citoyen n'opine que d'aprÚs lui. » Mais pour Arendt, cette idée est une impasse dangereuse :
Politiquement, cette identification de la libertĂ© Ă la souverainetĂ© est peut-ĂȘtre la consĂ©quence la plus pernicieuse et la plus dangereuse de l'identification philosophique de la libertĂ© et du libre arbitre. Car elle conduit ou bien Ă nier la libertĂ© humaine, â si l'on comprend que les hommes, quoi qu'ils puissent ĂȘtre, ne sont jamais souverains âou bien Ă considĂ©rer que la libertĂ© d'un seul homme, ou d'un groupe, ou d'un corps politique ne peut ĂȘtre achetĂ©e qu'au prix de la libertĂ©, c'est-Ă -dire de la souverainetĂ©, de tous les autres.5
En clair, confondre libertĂ© et souverainetĂ©, c'est s'exposer Ă l'oppression, qu'elle vienne d'un autre ou de soi-mĂȘme :
Si les hommes veulent ĂȘtre libres, câest prĂ©cisĂ©ment Ă la souverainetĂ© quâil doivent renoncer.6
La liberté est un miracle
Tout événement s'inscrit dans un processus plus large. Pourtant, parfois, l'inattendu surgit et renverse l'ordre des choses. C'est ce qu'Arendt appelle un miracle.
Dans les affaires cosmiques, c'est ainsi que la vie a surgi sur Terre alors que tout la vouait à un sort semblable à celui des autres planÚtes mortes. Dans les affaires humaines, c'est ainsi que des hommes ont brisé l'inéluctable en choisissant d'agir.
Le mot « agir », en grec ancien, signifiait à la fois conduire, commander et commencer. L'action, c'est l'irruption d'un commencement.
C'est parce qu'il est un commencement que l'homme peut commencer; ĂȘtre un homme et ĂȘtre libre sont une seule et mĂȘme chose. Dieu a créé l'homme dans le but dâintroduire dans le monde la facultĂ© de commencer : la libertĂ©.7
La libertĂ©, c'est lâoutil qui nous permet de façonner notre monde en contrariant ses plans.
La différence décisive entre les «improbabilités infinies » sur lesquelles repose la réalité de notre vie terrestre, et le caractÚre miraculeux inhérent aux événements qui établissent la réalité historique, c'est que dans le domaine des affaires humaines, nous connaissons l'auteur des « miracles ». Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu'ils ont reçu le double don de la liberté et de l'action, peuvent établir une réalité bien à eux.8
Au fond, pour Arendt, la libertĂ© n'est ni un droit abstrait, ni une simple idĂ©e : c'est un acte, un saut dans l'inconnu, un refus de lâinĂ©luctable.
⚠Et nous accueillons Antoine, Charlotte, Thomas ainsi que tous les nouveaux abonnés depuis la derniÚre édition. Soyez les bienvenus !
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âAlexandre
La crise de la culture, Hannah Arendt, éditions Folio, p186
Ibid., p192
Ibid., p189
Ibid., p212
Ibid., p213
Ibid., p215
Ibid., p217
Ibid., p222